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Histoire de la musique

 

 

Tout en étant sensible à la vivacité de la tradition orale au Yémen, et plus largement dans le monde et arabe, je ne pouvais pas, de par ma formation d'arabisant, ne pas tenir compte de la présence d'une haute culture arabe de lettrés, âgée de plus d'un millénaire et qui, dans bien des cas, permet de reconstituer l'histoire de certaines pratiques sociales et musicales, jusqu'à des époques relativement reculées. Ainsi, au Yémen, grâce aux recueils manuscrits et parfois aux commentaires qui les accompagnent, nous disposons d'informations assez riches, notamment sur la poésie homayni, d'inspiration dialectale, qui a été consignée par écrit depuis au moins le XIIIème siècle (voir notamment Julien Dufour 2013). Ces documents, ainsi que d'autres témoignages littéraires, nous permettent un certain regard rétrospectif sur l'histoire de la musique, notamment pour l'histoire du luth. Par ailleurs, mon intérêt pour les archives sonores m'a amené à ré-examiner l'aventure de la musique arabe contemporaine sous diverses formes, dans la Péninsule arabique, en Egypte et au Proche-Orient.

 

 

1 / L'histoire du luth réexaminée à la lueur des données yéménites :

Dans mon livre sur le luth monoxyle qanbûs ou tarab déjà mentionné (2013),

j'ai montré le rôle central qu'a joué cet instrument dans la musique du Hadramawt jusqu'au début du XXème siècle, et celle de Sanaa jusqu’au milieu du XXe siècle. Actuellement en voie de disparition, ce luth nous pose plusieurs énigmes sur le plan historique : sa genèse remonterait à la naissance, en Asie centrale vers le début de l’ère chrétienne, d'une forme d'instrument fabriqué dans une seule pièce de bois et qui se serait ensuite diffusé dans le monde arabe à travers la Perse sassanide et/ou par les Turcs ouighours, jusqu’au Yémen entre le VIIIe et le XVIe siècle (chapitres 1 et 3), et de là, vers l’océan Indien, dans le monde malais et le monde swahili, avec l’émigration hadramie (chap. 4). C’est à Sanaa que l’instrument est le mieux documenté, grâce aux témoignages d’histoire orale (chap. 2). A cette occasion, j'ai montré que l'on pouvait établir des liens entre certains mythes de tradition orale et des événements du XXe siècle rapportés par l'historiographie locale. Ceci permet de mettre en perspective dyachronique ces productions mythiques, et en particulier leurs significations pour les musiciens d'aujourd'hui comme pour les musiciens de l'époque. On éclaire ainsi l'interdiction de la musique par le pouvoir théocratique des Imams, les souverains du Yémen à Sanaa, ainsi que les conditions dans lesquelles une partie de la tradition s'est transportée à Aden à cette époque.

 

Ce témoignage actuel représenté par le luth yéménite est très important, car il nous permet de reconstituer une partie de l'histoire mondiale du luth à manche court, connu jusqu'en Occident sous le nom de "oud". En effet, les historiens de la musique arabe, en partant de leur connaissance de ce luth à manche court actuel (y compris Henry Farmer) n'ont pas assez distingué entre les deux instruments, le monoxyle et le composite, qui ont longtemps coexisté, et qui étaient souvent confondus par la terminologie ('ûd, barbat, mizhar, etc...). S'il semble qu'il y ait un consensus entre chercheurs sur le fait que ces deux formes de luth trouvent leur origine en Asie centrale autour du début de l'ère chrétienne, l'organologie suggère que la forme monoxyle aurait précédé la forme composite, représentant un chaînon organologique manquant entre les premiers luths, qui étaient à manche long (2e millénaire avant JC),  et le luth composite, à manche court rapporté, et seul connu aujourd'hui. Ce chaînon consistant à construire l'instrument dans une seule pièce de bois, aurait visé à contourner le problème de l'assemblage de la caisse et du manche en fonction de l'évolution des techniques de l'époque.

 

2 / Emprunts musicaux et circuits commerciaux dans le Golfe à l'époque moderne

Dans un premier article (2001e), je m'étais intéressé aux relations historiques entre la musique du Golfe et la musique yéménite, relations qui remontent, pour la poésie chantée, au moins au XVIIème siècle. Bien que plus

hypothétiques, les influences musicales

ont probablement été  en partie concommittentes. Mais rétrospectivement, elles sont souvent considérées par les Yéménites comme un «pillage » de leur patrimoine par leurs voisins :

 

 

 

 

 

Ici, le Koweitien Yusuf al-Bakr prend modèle sur un chant yéménite célèbre, Wâ mugharrid bi-wâdî al-dûr (pour la version yéménite, cliquer sur le petit lecteur vert : Mohammed Husayn 'Amer). Al-Bakr s'inspire librement de la version yéménite pour

créer unenouvelle chanson de sawt du Golfe (dans les années 30). Pour comprendre ces différents emprunts / plagiats 

  de formes musicales, il faut les replacer à la fois dans le contexte de l'édification des différentes constructions nationales contemporaines dans le Golfe, et dans celui de l'actuelle migration de la main d'oeuvre yéménite. Simultanément, il faut remettre ces faits musicaux en perspective dans le temps plus long et dans l'espace plus large des courants de marchands, de militaires et de mystiques arabes qui voyageaient vers l'Inde et l'Indonésie au moins depuis le XVIème siècle : aussi, certaines régions de ces deux pays ont-elles joué dans des conditions diverses le rôle de creusets de ces métissages entre les différentes régions de la Péninsule arabique.

 

Dans une prochaine publication (2015c), je montre que l'on peut mieux comprendre les structures mélodiques et modales de l'ensemble de ces musiques, notamment du sawt, chez Yusuf al-Bakr, Muhammed ben Fâris, ou encore Mohammed Zwayed. à la lumière de la diffusion, aujourd'hui oubliée, du luth monoxyle à quatre cordes, qanbûs. et de sa circulation entre le Hadramawt, et les villes de Manama et Koweit.

 

3  / le Congrès de musique arabe du Caire 1932

Etant dépositaire du fond documentaire du regretté Bernard Moussali (1950-1996 ; http://www.amar-foundation.org/bernard-moussali/) qui préparait une thèse de doctorat sur le Congrès de musique arabe du Caire de 1932, malheureusement restée inachevée, j'ai entrepris de publier la plus grande partie de ses travaux en deux opus :

    - l'intégrale des enregistrements du Congrès du Caire (sous presse 2015). Sous la forme d'un coffret de 18 disques, cette édition d'archives sonores très précieuses assurée par la Bibliothèque Nationale de France et la Direction de la Culture d'Abou Dhabi, sera accompagnée d'un inventaire précis de chaque pièce et une présentation documentaire complète, musicologique, historique et ethnographique (principalement Egypte, Irak et pays du Maghreb). Elle offrira ainsi un "instantané" sonore de divers aspects de la musique arabe

enregistrée, saisi en une année qui fut un tournant historique important.

Ici, à titre d'exemple, Muhammad al-Qubbanjî, sublime chanteur irakien :

 

 

Les choix faits pour les enregistrements expriment également les

présupposés théoriques des participants du Congrès, notamment ceux des musicologues égyptiens et des occidentaux, ce qui apporte de nouveaux éclairages sur les débats du Congrès.

 

    - Ce Congrès étant l'un des premiers événements internationaux autour d’une musique non européenne, il lui fut assigné des objectifs idéologiques de normalisation de l'esthétique musicale. Aussi ne put-il échapper à un important hiatus entre ces buts affichés et ceux réalisés, entre son influence volontaire et involontaire sur la suite de l'"évolution" de cette musique. Un malentendu fondamental opposait, d’une part les musicologues arabes égyptiens qui, étant fascinés par la puissance de la technologie de l'Occident et motivés par des considérations nationalistes, souhaitaient une réforme et une rénovation de leur musique en intégrant massivement des canons esthétiques occidentaux (notamment les instruments comme le violon et le piano, l'échelle tempérée à 24 quarts de ton), et d'autre part les musicologues occidentaux qui souhaitaient documenter l'état de la musique orientale et sauvegarder son "authenticité". A cette occasion, la musique qui était jusque là pratiquée au Caire sous l'appellation de "musique orientale", fut rebaptisée « musique arabe », et en grande partie remodelée et expurgées de ses sources considérées comme non-arabes. Ce processus créa ainsi un précédent essentialiste qui allait amener à un appauvrissement général des formes et des mécanismes de la création. Le récit très vivant des circonstances du Congrès fait par Bernard Moussali montre des trajectoires d’acteurs qui étaient partagés entre "modernistes" et "conservateurs". Mais en définitive, leur l'affrontement se solda plutôt par la victoire d'une troisième 

catégorie, les "réformistes" qui acceptèrent un certain nombre de compromis pour former la base de cette nouvelle "musique arabe". Ce récit nous montre ainsi sur quelles bases idéologiques et philosophiques, ainsi que sur quels conflits de personnes s'articula, pour le demi -siècle à venir, la problématique identitaire avec l'esthétique musicale désormais illustrée par des vedettes de la radio et du cinéma (Moussali, En préparation, 2016).

 

A gauche : Fûâd al-Kibsi ; à droite : 'Alî al-Anisî
Wâ mugharrid - Yusuf al-Bakr
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Rahhit al-hanâ - Mohammed al-Qubbanjî (Irak)
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