Oralité, humour et musique
Si mon intérêt premier pour l'oralité concernait d'abord les récits fondateurs et les légendes urbaines, il a souvent rejoint l'ethnomusicologie, pour la raison bien évidente que les musiques du Yémen sont elles aussi de tradition orale, même si l'écrit a pu jouer un rôle dans la transmission de la poésie chantée citadine. Mais c'est surtout ce que l'on peut appeler la multi-modalité des productions orales
qui a retenu mon attention parce qu'elle représente une forme d'expression totale : narrativité et poésie chantée des labours ; multiples fonctions sociales de la poésie chantée en Tihama ; récits étiologiques de la poésie courtoise et autre, destinés à la justification du statut social des musiciens ; rôle de l'humour dans les récits mythiques concernant les relations sociales ; rôle de l'humour dans la musique.
1 / Chants de travail et poésie sapientiale :
dans ma première recherche sur 'Alî Wald Zâyed, j'avais déjà remarqué que la poésie sapientiale de ce sage
yéménite était chantée (sous le nom de maghrad) par les agriculteurs des Hauts Plateaux pour accompagner le travail de labour, leur charrue attelée à un zébu (1985) :
Ce style de chant à cappella se distingue en particulier par une voix de fausset et qui, par ailleurs, est très voisée, voire rauque. Cette double caractéristique crée un contraste remarquable entre un élément féminin et un élément masculin, ou peut-être entre un élément aérien et un élément terrien. En tout état de cause, ce chant est associé à un sentiment intense de communion avec l'environnement naturel.
Comme ces poèmes ont souvent pour arrière-plan un conte ou une légende, la forme musicale chantée et la forme narrative sont intimement liées dans cet événement oratoire multi-modal (2002). Le fait de chanter une telle poésie dans une telle circonstance, et selon une telle modalité vocale n'est pas le fruit du hasard, mais celui d'une intense production du sens grâce à la musique, une sorte d'art total. La forme narrative précède-t-elle la poésie sapientiale ? Ou la poésie n'a-t-elle pas aiguillonné l'imagination narrative ? A l'évidence, cette relation fonctionne dans les deux sens, là aussi selon un mécanisme de feed-back.
2 / Poésie populaire chantée de la Tihama
Cette région côtière de l'ouest du Yémen est marquée par une forte spécificité linguistique et culturelle. Faisant face à l'Erythrée et à Djibouti, de l'autre côté de la Mer rouge, la Tihâma est fortement marquée par la culture africaine. Elle a développé de nombreuses formes de poésie chantée qui remplissent beaucoup de fonctions sociales dans toutes les circonstances de la vie quotidienne : brefs poèmes d'honneur,
wazbeh, de la tribu des Zarânig ; nombreux chants féminins accompagnant le cycle
de la vie ; poésie lyrique divisée entre deux traditions, l'une du Nord et l'autre du Sud ;
poésie littéraire proche du homaynî des Hauts plateaux ; chants populaires des
voyants, des barbiers et des hors castes, akhdâm. Ces derniers, pauvres entre
les pauvres, sont sans doute les plus imaginatifs :
Que sais-tu d'un oiseau qui se déplace
Une de ses ailes, c'est le ciel, et l'autre, c'est la terre
Son regard est comme l'éclair,
Il illumine les peuples des contrées fertiles
Il butine en haut de la vallée de Mawza'
Et va boire dans le septième océan
A l'occasion de la publication par le CEFAS d'une anthologie de poèmes en arabe par
un chercheur yéménite issu de cette région, 'Abdallah al-'Umarî, j'ai écrit une introduction (en français et en arabe) pour y apporter un éclairage ethnomusicologique, sans oublier toutes ses dimensions littéraires et ethnographiques (2006)
3 / Récit mythique et statut social des musiciens : dans mes deux livres La Médecine de l'âme (1997) et Qanbûs-Tarab (2013), je rapporte de nombreuses anecdotes où les musiciens explicitent, souvent avec
humour, le pouvoir de la musique, et sa relation transgressive avec les normes sociales dominantes (1997 : notamment chapitre VIII ; 2013 : chap. 2). Accusé d'impiété, un musicien légendaire fait venir la pluie en interprétant, avec l'accompagnement du luth, la prière prévue à cet effet (istisqâ), alors que, par ailleurs, cet instrument est interdit par les religieux. Dans un tel contexte, ces anecdotes permettent de décrypter des non-dits, des paradoxes, des vérités gênantes, des idées préconçues et répandues dans la société. Elles le font notamment grâce à l'humour.
Par ailleurs, dans la musique citadine et sa tradition poétique, le homaynî, il existe, comme dans les chants de travail, de nombreux récits étiologiques s’attachant à raconter les circonstances et les motivatis de la composition d'un poème, et comment son interprétation chantée a eu une certaine efficacité sociale : par exemple ce fils de roi qui était mutique, et qui est, par inadvertance, mis en présence de la fille du ministre, se mit soudainement non seulement à parler, mais à chanter (1997, 117-119). Ainsi, l'activité poétique et la composition musicale semblent bien ne pas pouvoir se passer de la narration.
4 / Humour, poésie et musique :
Si les récits mythiques concernant la musique sont souvent racontés sur un mode humoristique, ils rejoignent en cela d'autres catégories plus générales de l'humour et du jeu dans le contexte de la sociabilité masculine yéménite (1997a). Ainsi, les anecdotes racontées pour désamorcer les tabous et les interdits affectant la musique sont souvent tout simplement des histoires drôles. Ainsi, on raconte qu'un jour, un imam chargé de diriger la prière à la mosquée s'était plongé dans l'écoute d'un joueur de 'ûd, en fin d'après-midi dans un mafraj, à l'Heure de Salomon. Il fut surpris dans sa contemplation musicale par l'appel à la prière du haut du minaret ; alors il courut jusqu'à la mosquée, et arriva en retard pour la prière ; mais pire encore, il s'aperçut avec consternation qu'il n'avait pas fait ses ablutions, donc que non seulement sa prière était invalidée, mais aussi celle de tous ceux qui le suivaient !
Dans ce type d'humour, on remarque que la religion n'est jamais attaquée en tant que telle, mais qu'en revanche, ce sont les religieux eux-mêmes (imams, oulémas, sheykhs) qui sont brocardés pour leur manque de charisme ou leur hypocrisie. Servent-ils ainsi, en quelque sorte, de dérivatif à la critique. En dernier ressort, cet humour contribue-t-il à préserver le système de croyance ? Ou bien à le laisser entre-ouvert à certaines formes de libre-pensée ? Sans doute un peu des deux...
Comme on l'a vu, la plaisanterie contribue aussi à atténuer l'intensité de l'engagement émotionnel de certains musiciens ou de certains auditeurs (Musique et émotion).
Parallèlement à ces travaux, j'ai souhaité approfondir la question de
l'humour au plus près de la musique, dans un article sur l'imitation par
des instruments de musique par la voix (2013b), forme d'humour musical
(au demeurant assez peu narratif) qui est privilégié au Yémen :
En fin de cérémonie, pour détendre l'atmosphère, ce vieux chanteur religieux de Sanaa imite de sa voix yodelée l'ancienne musique militaire de l'Imam qui était d'inspiration turque ottomane, et dont l'exotisme (notamment les cuivres) fait beaucoup rire les Yémenites :
http://www.ethnomusicologie.fr/plateforme-multimedia/ce26/lambert
Ces phénomènes d'imitations parodiques se retrouvent également
au Proche-Orient, et semblent indiquer certaines évolutions de la
relation esthétique entre la voix et l'instrument, en particulier au Proche-Orient
5 / Les joutes de poésie chantée zajal, fameuses pour leur mise en scène de la parole poétique dans le dialecte de la montagne libanaise, tirent leurs origines d'une part d'une tradition d'épopées et de controverses théologiques lettrées, et d'autre part de traditions orales et de danses villageoises. Très populaires, elles recourent à la langue courante magnifiée par une veine littéraire qui a été renforcée par l'usage contemporain de l'imprimé. Recourant à plusieurs formes poétiques à visée fortement rhétorique et s'appuyant sur l'improvisation, elles se prêtent bien à l'évocation des questions d'actualité politique brûlante. D'un point de vue anthropologique, une double question se pose en particulier : comment s'articulent d'une part la violence du langage, exprimée dans un climat agonistique institué entre les personnalités des deux poètes, et d'autre part le langage de la violence exprimant des tensions ou des oppositions politiques, sociales ou religieuses. Or cette violence verbale ne peut être comprise sans prendre en compte la très forte dose d'humour qui l'accompagne : les poètes-chanteurs se tournent mutuellement en dérision, ils rient aussi d'eux-mêmes, et en dehors des joutes, ce sont de grands amateurs de calembours, de contrepèteries et autres jeux de mots qui préparent leurs compétences d'improvisateurs. C'est ainsi que l'étude de la performance orale, poétique et musicale, et de son atmosphère émotionnelle (2016), devient un moyen d'évocation particulièrement vivante de certaines circonstances historiques. En août 1989, une joute qui a eu lieu dans le village d'al-Bâbiliyya illustre particulièrement bien cette problématique :
http://www.youtube.com/watch?v=I6pXWyS1yUg
https://www.youtube.com/watch?v=_EjtYzOE8mw
Texte arabe :
https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01359906v2/document
Traduction française :
https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01360530v2/document