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Quelques problèmes de traduction en arabe

de l'écriture ethnomusicologique

 

 

Depuis ma formation initiale en arabe littéral, je me suis toujours intéressé à la traduction. Lorsque j'ai dirigé le Centre Français d'Archéologie et de Sciences Sociales de Sanaa, j'ai beaucoup oeuvré pour la traduction en arabe des recherches françaises et européennes en sciences sociales : plusieurs ouvrages bilingues  ou en arabe ont été publiés, ainsi que deux numéros de la revue Hawliyât yamaniyya. Il me semblait que c'était un retour nécessaire des recherches effectuées au Yémen vers les lecteurs yéménites eux-mêmes. Si ces efforts ne suffisaient hélas pas à répondre, loin de là, aux besoins dans ce domaine, j'ai aussi eu la chance que certains de mes propres travaux d'ethnomusicologie soient traduits en arabe.

 

En 2002, mon livre La médecine de l'âme. Le chant de Sanaa dans la société yéménite avait été traduit en arabe par le Ministère de la Culture du Yémen (et réédité deux fois). Cette initiative avait permis de faire connaître à un large public yéménite le travail d'un chercheur étranger sur un aspect essentiel de cette culture . Ma connaissance de l'arabe me permit de contrôler la précision de la traduction. Celle-ci avait été confiée au philosophe yéménite Ali Mohammed Zayd, qui rendit une première version très bonne sur le plan littéraire, mais qui nécessitait une révison soigneuse sur deux plans essentiels, musicologique et de science sociale. Je m'appliquai à préciser la terminologie en dialogue constant avec lui :

   - la terminologie musicale en arabe, à propos de laquelle le traducteur n'était évidemment pas familier. J'essayai de m'entourer des rares dictionnaires et lexiques disponibles. La plupart des lexiques existant pour la musique classique n'étaient d'aucune utilité pour un domaine aussi particulier. J'utilisai à cette occasion l'excellent lexique de Lois Faruqi (1981), mais qui se réfère principalement aux textes médiévaux, et qui propose souvent plusieurs termes arabes concurrents pour un seul terme anglais. Je consultai également un lexique compilé par un auteur maghrébin.

 

A cette occasion, je touchai du doigt une réalité socio-linguistique particulière du monde arabe, c'est qu'il y a au moins deux "écoles de traduction", celle du Maghreb et celle du Proche-Orient, qui font souvent des choix de traduction opposés, certains recourant plutôt à des termes d'inspiration francophone et d'autres à des termes d'inspiration anglophone.

 

Par ailleurs, le dictionnaire arabe étant particulièrement riche, il existe une grande variété de termes synonymes ou pouvant être utilisés pour désigner un même objet. Ainsi, pour un "rythme mesuré", certains diront mawzûn, d'autres muqâs, d'autres muwaqqa' (voir quelques propositions de traduction en Annexe).

 

   - les concepts anthropo-sociologiques posent des difficultés encore plus redoutables : ils révèlent en particulier la position où l'auteur se situe lui-même, et la nature du public à qui il s'adresse. De ce fait, ce problème se pose de manière d'autant plus vive qu'on est soi-même l'auteur devant être traduit... Je découvris ainsi que certains concepts et tournures de phrase de mon texte originel étaient souvent pleins de sous entendus liés à la culture française ou européenne. Je m'aperçus à quel point mon livre avait été rédigé à l'intention d'un public occidental, intellectuel et laïque, alors que mon nouveau lectorat en arabe serait constitué d'abord de mes informateurs, des musiciens souvent peu lettrés, et de lettrés traditionnels souvent religieux et conservateurs. Comment parler de "normes" sociales et religieuses en s'adressant en arabe  à une société pour qui ces normes vont de soi, et équivalent moins à des "contraintes", comme dans le sens occidental contemporain, qu'à des règles "structurantes" ? Comment traduire "l'arbitraire du langage" (trois options différentes s'offraient, toutes aussi incompréhensible pour le lecteur yéménite moyen...) ? Et comment expliquer dans ce cadre ce qu'est un "tabou sur la musique" ? Recourant alors très fréquemment à des périphrases, je pris alors progressivement conscience que ce qui était évident pour les uns ne l'était pas du tout pour les autres... En même temps, il ne s'agissait pas non plus, en faisant trop de concessions à ce lectorat local, de se couper d'un lectorat arabe de type universitaire, plus neutre et plus laique, mais en majorité non-yéménite et qui est souvent lui-même très éloigné de cette culture.

 

Au delà de la difficulté inhérente à la traduction d'une langue à une autre, le fait pour un auteur d'assumer ou de superviser la traduction de ses propres écrits est donc un révélateur sans concession de son positionnement intellectuel, philosophique et cosmologique vis-à-vis de la société qu'il étudie et vis-à-vis de la sienne propre. Il y a là des leçons éthiques et pratiques que peuvent en tirer les ethnomusicologues et tous ceux qui sont concernés par la diversité des cultures.

 

Une autre occasion de travailler à la traduction en arabe m'a été fournie plus récemment par la publication des enregistrements du Congrès de Musique arabe du Caire de 1932 sous la forme d'un coffret de CD, et la rédaction d'un livret trilingue (sous presse 2015). Ici, je fus confronté au lexique arabe dans toute sa diversité et aux variantes régionales qu'il présente : le mot "mode" se dit maqâm en arabe contemporain en Orient, mais au Maghreb on utilise taba' , et l'un des mots anciens est nagham. Lorsque je tiens un discours savant en arabe sur les modes au Maghreb, je ne peux pas simplement utiliser le mot local taba', je dois aussi utiliser un mot générique qui désigne le phénomène musical particulier qu'est un mode : il faut donc utiliser aussi le mot maqâm, mais dans un sens un peu différent (ne serait-ce que parce que les taba' maghrébin n'ont pas tout à fait les mêmes structures que les maqâm orientaux, même s'il y a aussi beaucoup de similarités).

 

La musicologie écrite en arabe étant très en retard par rapport à l'ethnomusicologie, certains termes sont très difficiles à traduire d'une manière standart. Par exemple : pour "la voix de fausset", il n'y a pas de terme générique, compris par tous les arabophones. Et naturellement, on ne peut pas se contenter de traduire littéralement une formule française comme "la voix très aigue", bien que dans un texte de diffusion relativement large, on pourrait être tenté de le faire. D'un autre côté, on ne pourrait recourir à la terminologie la plus spécialisée du type "registre" ou "voix de tête", ou encore "mécanisme vocal 2", si ce n'est dans un article extrêmement spécialisé (qui, en lui-même, présenterait moins d'intérêt à être traduit, car pour un public plus restreint). Et pourtant, dans chaque pays, il y a souvent une expression locale qui désigne ce phénomène, comme le montre la présentation des enregistrements du Congrès du Caire : en Irak : sawt al-zîr ("la voix de la corde aigue") et en Tunisie : sawt al-tays ("la voix du bouc").

 

Dans une troisième expérience qui est actuellement en cours, la traduction de mon livre Qanbûs-tarab, sur le luth monoxyle au Yémen, ce sont plutôt des problèmes d'organologie musicale auquel je suis confronté avec mon traducteur yéménite, Bachir Muhallel. J'y reviendrai ici-même lorsque ce travail sera achevé.

 

Pour ceux que cela peut intéresser, on trouvera ci-après un échantillon très fragmentaire des problèmes et des solutions possibles (je serais heureux d'en discuter avec tous ces qui s'y intéressent) :

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Je profite de cette occasion pour signaler aux lecteurs l'existence d'une plateforme collaborative de traduction, Intermed, qui pourrait favoriser des échanges entre spécialistes de notre domaine :

http://www.transeuropeennes.eu/fr

 

 

Références bibliographiques

 

Faruqi, Lois Ibsen

1981 An Annotated Glossary of Arabic Musical Terms, 511 p., index, glossary. Wesport / London, Greenwood Press.

 

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