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                             Voix et instrument, langage et musique

 

Dans le Chant de Sanaa où le chanteur s'accompagne au luth, les relations d'une part entre le langage et la musique, et d'autre part entre la voix et l'instrument font l'objet d'une construction esthétique particulière. Après avoir étudié les significations anthropologiques de cette "esthétique de l'union de la poésie et de la musique", je me suis intéressé plus particulièrement à quelques formes musicales remarquables dans lesquelles le niveau poétique et le niveau musical se recouvrent ou s'interpénètrent, à la fois d'un point de vue formel et d'un point

de vue cognitif.

 

1 / L'union de la poésie, de la voix et de l'instrument

A Sanaa, les relations entre émotion et musique sont souvent associées à une théorie locale de l'expression visant à une double union, d'une part entre la poésie et la musique, et d'autre part entre la voix et l'instrument (1997, chapitre X). Comparable à l'idéal d'union de la poésie et de la musique à la Renaissance (notamment chez Ronsard), ces idées esthétiques me semblaient faire écho à une réflexion de Claude Lévi-Strauss selon laquelle "la musique ne parle (...) qu'en raison de son rapport négatif à la langue, et parce qu’en se séparant d’elle, la musique a conservé l’empreinte en creux de sa structure formelle et de sa fonction sémiotique » (Lévi-Strauss : 1971, 579). Nicolas Ruwet invitait lui aussi à explorer cette « béance », car si « la musique est impuissante à nommer », pour sa part « Le langage sépare, isole, déplace, et à la limite, je veux toujours autre chose que ce que je dis »  (1972, 68). Il s’agissait donc non seulement d’étudier comment le langage (paroles chantée, mythes, etc…) apporte du sens à la musique (vocale), mais aussi comment la musique confère de la sensibilité, de la corporéité et, de ce fait, elle aussi un surcroit de sens au langage... en occupant ses interstices. On retrouve les mêmes idées formulées un peu

différemment chez le philosophe Raymond Court, qui définit le "musical" comme la recherche d'une "expressivité totale (qui) s'accomplit par régression vers ce point d'origine d'où jaillit tout sens avant de diverger vers la fonction poétique et la fonction discursive" (1976, 34).

 

Dans la musique arabe, dont la tradition est à prédominance vocale, la théorie a toujours valorisé ce rôle de la musique à "mettre en valeur la parole poétique" (Farabi), et c'est aussi le cas chez les plupart des musiciens yéménites contemporains. Mais cette complémentarité expressive entre langage et musique semble impliquer également une autre complémentarité, celle entre la voix et l'instrument. C’est ce que nous montre la pratique du musicien Yahyâ al-Nûnû, dans les circonstances décrites précédemment (Musique et société). D'une part, il affirme la nécessité de soumettre la parole poétique" comme une norme incontournable. Mais de plus, Yahyâ al-Nûnû  « imagine » que son luth est un "fils", et que sa voix à lui et la "voix" de son « fils » ne font qu'un, le temps du chant ; lorsqu’il s’arrête de chanter et de jouer, le luth redevient comme le corps inanimé de son "fils" sur lequel il pleure. Ce dédoublement imaginaire s’inscrit dans le récit de création du luth chez les Arabes : un personnage biblique, Lamek, aurait construit le premier luth avec les membres du corps sans vie de son fils, pour se lamenter sur sa disparition (1997, 2013). On trouve là un exemple frappant d' "agentivité" au sens où l'entendait Alfred Gell (2009). Ce mythe rejoint aussi une autre métaphore que Levi-Strauss avait utilisée, toujours à propos de ces relations poésie-musique, celle du "moignon" qui ressent les sensations d'un bras coupé : dans les deux cas, il s'agit d'une dialectique sensible entre la vie et la mort. On pourrait ajouter que, du point de vue du musicien, c'est aussi une sorte de sacrifice de soi auto-destructeur que l'on retrouve par exemple dans le duende andalou (Pasqualino 1998, 239-249).

 

Entre ces deux complémentarités, parole et musique d'une part, voix et instrument d'autre part, ce mythe yéménite en action soulève une question peu traitée  jusque là par l'anthropologie et l'ethnomusicologie : la relation entre la voix chantée et l'instrument (ou les instruments) qui l'accompagne. Or, d'un point de vue anthropologique, cette relation relève, fondamentalement, de celle existant entre le larynx et la main (selon les intuitions d'André Schaeffner et d'André Leroi-Gourhan). Ces observations faites au Yémen nous révèlent que cette relation est d'une nature fondamentalement dramatique (ambivalente, complémentaire et conflictuelle, d'attirance et de répulsion), voire tragique, comme on le décèle dans la biographie de certains chanteurs d'opéra (Poizat 1986) ou certains chanteurs de rock. Notons que cette problématique de la relation entre la main et le larynx trouve également un écho important dans les récentes théories "évolutionnaires" du destin d'Homo Sapiens (Mithen 2006, Sacks 2009).

 

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Après avoir ainsi étudié les relations entre langage et musique qui, dans cette perpective, rejoignent la problématique de l'émotion  et de l'intuition créative (Musique, émotion et société), il m'est apparu nécessaire d'approfondir l'étude d'un certain nombre de phénomènes formels et de mécanismes cognitifs où, dans la tradition arabe, paroles et musique mêlent intimement leurs structures, au point qu’il est parfois très difficile de distinguer un niveau purement « poétique » d'un niveau purement « musical » :

 

2 / Métrique poétique arabe et rythme musical

Dans les diverses traditions arabes du Proche et Moyen-Orient, les textes chantés et le rythme musical entretiennent des relations complexes et riches d'enseignements. J'ai étudié notamment le rôle joué par la métrique poétique arabe comme structure sous-jacente du chant non mesuré (et tantôt mesuré), grâce à des marqueurs mentaux implicites. L'exemple suivant est tiré d'un chant de louange du Prophète chanté par un maddâh, chanteur errant qui, au Yémen, s'accompagne avec un grand tambour sur cadre, târ :

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

    1/ Le sonagramme montre les premières frappes sur l'instrument de percussion (tak/dum), puis le texte de la première phrase chantée (première piste sous forme d'onde) : Tarfiyatî yashkû al-sahâd, "Mon oeil se plaint de l'insomnie").

     2/ Dans la transcription, le système rythmique, "bichrone" (un aksak à 11 temps) oppose deux durées de base, ici noire/noire pointée.

      3/ A chaque syllabe correspond une note et vice versa, selon un style syllabique.

    4/ Le système rythmique  tire son principe de sa correspondance bi-univoque avec la structure métrique poétique (longue/brève) (deuxième piste sous la forme d'onde), qui joue ainsi le rôle d'une structure sous-jacente.

 

Par analogie avec le giusto syllabique de Constantin Brailoiu, mais aussi afin de l'en distinguer, j'ai baptisé cette relation de correspondance le "quanto syllabique" (2002e, 2013a). C’était la première fois, à ma connaissance, que l’on mettait en évidence l'éventualité de cette fonction cognitive que la métrique poétique a parfois dans la musique arabe. Ce système recouvre une vaste palette de formes chantées :  récitatifs non mesurés mawâl, et mêmes certaines formes de chant mesuré, des cycles impairs aksak (comme c'est le cas dans l'exemple ci-dessus) Cette problématique peut également s'appliquer à de nombreuses formes de la poésie chantée en persan, et même en urdu (Qureshi 2004, 64, 199).

 

Ici, le fonctionnement du rythme se comprend beaucoup mieux lorsque l'on se réfère à la fonction de modèle cognitif qu'avait déjà acquis la métrique poétique dans la théorie du rythme chez les Arabes, du moins dans certaines des versions les plus anciennes de cette dernière, représentées par al-Farabî (Xème siècle) et Avicenne (XIème siècle). Ces observations montrer certaines continuités existant entre des pratiques contemporaines et certaines conceptions médiévales (Sawa 1989).

 

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Actuellement (2015), je suis en train de développer cette problématique métrique/rythmique dans plusieurs directions voisines :

 

    - Dans la poésie chantée semi-dialectale homaynî du Yémen, j'avais déjà montré que les règles objectives de la versification de la poésie chantée humaynî ont un caractère arbitraire (du moins en apparence), notamment la vocalisation, ce que les Yéménites appellent "l'âne de la langue" (2004a) ; comme l'a montré Julien Dufour, s'il existe des règles linguistiques sous-jacentes régissant cette vocalisation (Dufour 2013), elles restent inconscientes chez les poètes eux-mêmes.

 

    - La relation entre le texte poétique et sa réalisation musicale chantée, peut être plus facilement comprise par l'étude des mécanismes formulaires qui sont à l'oeuvre au coeur même de la métrique, notamment à travers les syllabes sans signification (Yâ layla dân) ainsi que les "formules complémentaires" (Yâ hayyu yâ qayyûm) qui concluent et ponctuent souvent le vers chanté. En effet, celles-ci sont conçues comme des vecteurs de transformation entre la langue et la musique (2015, en préparation).

 

    - dans un autre article en préparation intitulé : "Un rythme pour empêcher de danser" (2015b), j'analyse certaines variations d'un cycle rythmique aksak, c'est à-dire bichrone et "commétrique", selon la définition  qu'a donné Jérôme Cler des aksak (2010). Des irrégularités

sont occasionnellement introduites par certains musiciens dans ce

rythme aksak par l'ajoût intermittent d'une ou plusieurs cellules

bichrones supplémentaires :

 

 

 

Tiré du répertoire san'ânî et interprété par 'Abd al-Rahmân al-Jarrâsh, cet enregistrement commence par un solo de 'ûd produisant des cycles das'a à 11 temps (D11). Puis, à la faveur de mélismes vocaux, certains cycles prennent une forme à 14 temps, résultant de l'ajoût d'une cellule bichrone supplémentaire de 3 temps à la D11. Cette technique est utilisée par certains musiciens, non seulement à des fins esthétiques, mais aussi pour empêcher leurs auditeurs de danser et les obliger à ECOUTER la musique... Doit-on parler de "rubato mesuré" ou de "swing yéménite" ? En tout état de cause, on remarque que ce fonctionnement "additif" se greffe sur une logique modulaire : le cycle rythmique tirant ses origines d'un pied métrique, certaines de ses  "cellules" ou "parties" peuvent être ajoutées ou "répétées". Cette dernière formulation avait déjà été exprimée selon ces mêmes termes (takrîr al-ajzâ) par certains théoriciens médiévaux (Avicenne). En résumé, il y aurait donc deux mécanismes d'engendrement et de fonctionnement des aksak  : l'un, modulaire, et l'autre "additif".

 

     - Dans certaine formes de psalmodie du Coran, la structure phonétique opposant principalement des syllabes brèves et des syllabes longues, engendre des durées musicales elles aussi brèves et longues, entretenant généralement un rapport de durée du simple au double, et ceci en l'absence même de tout cycle rythmique et de tout pied métrique (en préparation, 2015).

 

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Ces recherches ouvrent la voie à d'autres études possibles sur l'articulation entre métrique et musique dans diverses formes de poésie dialectale chantée du Moyen Orient, par exemple la poésie nabâtî d’Arabie Saoudite, le zajal du Liban, le mawâl dans l'ensemble du Proche-Orient, etc… Elles visent à valider ou invalider sur des bases formelles et cognitives plus solides la pertinence des diverses esthétiques de l'union de la poésie et de la musique.

 

 

Tarfiyatî - Al-Basîr
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Ashkû min al-bayn - al-Jarrâsh
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